20 nov. 2009

DES RÊVES FORGÉS DANS LE SEL ET LES EMBRUNS

Christophe Houdaille est l'auteur d'une des photos présentées dans l'exposition "Des Tropiques à l'Antarctique" organisée par les TAAF du 28 septembre au 5 octobre 2009 au Sénat: il s'agit d'une très belle image du Doigt de Sainte-Anne à Kerguelen, sous la neige, avec des milliers de poussins de manchots royaux au premier plan. Cette photo était publiée dans l'ouvrage Au vent des Kerguelen, un séjour solitaire dans les îles de la Désolation (Éditions Transboréal, 1999), récit d'un séjour de seize mois dans cet archipel des terres australes, à bord du voilier Saturnin.

Le chant des voiles, petites pensées sur la navigation hauturière est le nouvel ouvrage de Christophe Houdaille, publié en novembre 2009 chez Transboréal dans la collection Petite philosophie du voyage (dimensions:11 x 16,6 cm, 96 pages, Prix: 8 €). Christophe est createur d'une voilerie. Il a construit son cotre et a couvert plus de 90.000 milles à la voile, en bouclant deux tours du monde par les trois caps. Il vit en Irlande. Son site web professionnel: www.fastnetsails.com

Présentation de l'ouvrage (d'après le site de l'Éditeur): Larguer les amarres, hisser les voiles, mouiller l’ancre… ces actes de la vie du marin sont aussi de magnifiques métaphores du voyage. Partir en solitaire affronter pendant des mois la houle australe, les coups de tabac, la veille aux icebergs ou la solitude d’un hivernage, faire corps avec son bateau, s’abandonner en confiance à une voile fixée sur une coque, tout cela symbolise, pour notre monde soucieux de sécurité et de confort, la plus grande liberté qui soit. Naviguer, c’est entretenir une connivence hors du commun avec les éléments, l’océan bien sûr, mais aussi le ciel, lieu du vent ou de la tempête, et la terre, but du voyage ou lieu d’escale. C’est être sensible aux mille et une nuances de la mer, dont les irisations changeantes développent la sensibilité esthétique du marin et dont les humeurs et les caprices l’invitent à une confrontation qui lui permet d’éprouver son audace et sa force et de retrouver sa nature profonde. C’est aussi tisser des liens familiers avec le peuple de la mer, les réconfortants compagnons de voyage que sont les baleines ou les dauphins, l’étrange luminescence des méduses, l’amical ballet des goélands et des albatros. C’est, enfin, entrer dans une communauté d’hommes et de femmes dont les valeurs et les rêves, forgés dans le sel et les embruns, sont un antidote à la société de consommation.


La mer, la nuit (extrait des pages 33-36).


« Les nuits en mer sont magiques. L’obscurité altère les proportions, change les formes ; même l’ouïe vous joue des tours. Le pont est tantôt hanté d’esprits farceurs qui tendent des pièges, tantôt un lieu propice au dialogue avec l’infini des étoiles. Dès qu’on s’éloigne des lumières artificielles de la civilisation, le ciel apparaît comme nulle part ailleurs : dense, profond, scintillant de myriades d’étoiles, et l’on peut alors rester absorber des heures dans sa contemplation.

Quand on longe une côte, les lumières des hommes habillent l’horizon : draperies roses chapeautant les villes, chapelets de lumières signalant les villages, lucioles indiquant les maisons isolées. Et puis il y a les phares qui, par leur couleur ou le rythme des éclats qui leur sont propres, vous disent leur nom. Dans la nuit noire, le faisceau puissant d’un phare aide à trouver sa position plus sûrement que sa silhouette diurne, parfois guère visible dans le paysage, au point que certains préfèrent naviguer de nuit plutôt que de jour dans un estuaire ou un fjord balisés. La nuit, la côte vue du large ne dévoile que sa parure de lumières. Comme les oiseaux, comme les papillons nocturnes, on peut se sentir attiré par ces lueurs, ces témoins de la civilisation, ces espoirs de repos dans un havre accueillant. Les nuits en mer sont si froides, il fait si noir, le sommeil est si difficile à chasser ! Et puis à force de fouiller l’horizon à la recherche du signal des phares, on finit par voir des lumières partout. Des hallucinations. C’est alors qu’il faut se rappeler qu’on a désiré cette nuit, et qu’il suffit d’un café chaud pour que l’on s’y trouve bien. La lune se lèvera bientôt, et elle couvrira la mer de reflets d’argent. Et puis l’aube montera de l’horizon, et cela vaudra le coup de regarder le lever du soleil.

Traditionnellement, la vie à bord s’organise autour de quarts de quatre heures que se partagent deux bordées, ce qui signifie que chacun doit travailler douze heures par jour. Quand on navigue à deux, on peut se caler sur différents rythmes. Entre Saint-Pierre-et-Miquelon et New York nous essayions de tenir le plus longtemps possible dehors. Il gelait souvent, le régulateur d’allure étant en avarie il nous fallait barrer la plupart du temps, mais à l’intérieur il faisait si froid et humide qu’il était difficile de se reposer. Nous restions parfois six heures dehors, et la seule chose qui nous faisait tenir longtemps était l’idée de profiter à tour de rôle d’un aussi long repos. En plein été dans le Sud, nous divisions la courte nuit en deux. Il nous fallait veiller attentivement aux icebergs. À minuit, nous préparions un repas léger qui réchauffait celui qui allait dormir le ventre plein, et qui donnait de l’énergie à l’autre.

Le navigateur solitaire s’accorde bien sûr à un rythme très différent. Dans les zones où le trafic des navires est intense, ou bien lorsque la mer se couvre d’icebergs, il dort très peu. La nuit par périodes de vingt minutes, plus une sieste l’après-midi, lorsque la visibilité est bonne. Ainsi à l’arrivée en Géorgie du Sud, ou dans le golfe de Gascogne au terme d’un tour du monde sans escale, j’ai veillé trois nuits consécutives. Mais j’étais tellement enthousiasmé par l’idée de l’arrivée que lutter contre le sommeil n’était pas trop difficile. Encore que je me souvienne de m’être tenu debout car mes yeux se fermaient dès que je m’asseyais. Pourtant, une fois à l’amarrage, le sommeil mettait plusieurs heures à vaincre la tension diurne et nocturne. »

(c) Christophe Houdaille, Le chant des voiles (Transboréal, 2009)

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